Lettre ouverte au président de la République

Monsieur le Président de la République,

C’est avec beaucoup de solennité que nous vous écrivons en qualité de chef de l’État, nous nous adressons aussi, à travers vous, à l’ensemble des responsables publics — ministres, élus, institutions, journalistes — qui ont un pouvoir sur les mots, les lois, et l’imaginaire collectif.

  • L’islamophobie existe et tue

L’islamophobie a franchi une nouvelle étape. Celle du sang.

Le 27 avril 2025, un jeune homme de 22 ans a été poignardé, près d’une soixantaine de fois, à l’intérieur même d’une mosquée, en plein enseignement de la prière. Aboubakar Cissé n’était ni un symbole, ni un cas isolé. Il était un fidèle, un bénévole, un frère, un visage connu de la communauté locale, humble, souriant, engagé. Il a été assassiné dans un sanctuaire de paix, frappé en plein cœur de sa foi.

Ce drame n’est pas un accident. Il est l’aboutissement d’un climat de haine, d’indifférence et d’impunité, entretenu depuis des années par des discours irresponsables, une stigmatisation persistante, et une complaisance coupable face aux signaux d’alerte.

Car il faut le dire avec lucidité et courage : l’islamophobie tue.

Elle tue parce qu’on s’y est habitué. Parce qu’elle a été tolérée, parfois encouragée, souvent déguisée sous les habits de la laïcité, de la liberté d’expression ou du débat républicain. Mais il n’y a pas de débat possible avec la haine.

Cet attentat a été commis de manière préméditée, dans un lieu de culte, contre un homme en prosternation — symbole par excellente de foi et d’humilité — avec l’intention de semer la peur et de frapper une communauté dans ce qu’elle a de plus intime et précieux.

Ce n’est pas un simple crime, mais un message de rejet : une tentative d’intimidation, un coup porté à une foi, à une présence.

Et ce sentiment de menace, cette insécurité intérieure, nous ne les découvrons pas aujourd’hui — nous les subissons depuis des années.

Qualifier cet attentat de terroriste, ce n’est donc pas seulement nommer l’horreur : c’est interroger les discours, les récits et les postures qui l’ont rendu possible. Il n’y a pas de passage à l’acte sans récit préalable, sans mots qui désignent, sans discours qui désinhibent.

Cette qualification se doit d’être pleinement reconnue par les plus hautes autorités de l’État, et conduire à une réponse politique et judiciaire face à tous les relais d’incitation, y compris dans les sphères médiatiques et politiques.

Que cessent aussi ces discours insidieux qui prétendent que cet attentat serait justifiable, mérité ou compensatoire.

  • Des discours islamophobes assumés et en progression

En notre qualité d’acteurs de terrain, responsables associatifs et cultuels, nous sommes profondément ancrés dans la vie sociale de nos quartiers et animés par le souci du bien commun et de l’avenir partagé de notre pays.

À travers ces mots, nous portons également la voix de nombreuses familles, de jeunes, de fidèles, toutes et tous engagés au quotidien dans les lieux de vie, les lieux de culte, les établissements scolaires et le tissu associatif, avec une volonté constante de contribuer à la solidarité et à l’intérêt général.

Mais aussi comme des citoyens profondément inquiets, sincèrement touchés, et de plus en plus abîmés par un climat devenu, pour beaucoup d’entre nous, moralement insoutenable.

Car ce n’est pas seulement une partie de notre communauté nationale qui est exposée.

C’est un principe qu’on affaiblit. Une promesse qu’on trahit.

Quand une mosquée ou un musulman est visé, ce n’est pas seulement une religion ou des fidèles qui sont agressés.

Ce sont les fondements mêmes de notre vivre-ensemble qui sont menacés !

Depuis des années, nous dénonçons une double dynamique inquiétante :

  • D’un côté, la banalisation des discours stigmatisants, tenus par des figures politiques ou médiatiques influentes ;
  • De l’autre, l’invisibilisation des signaux faibles — puis forts — qui ont précédé les passages à l’acte.

Mosquées incendiées, tombes profanées, imams attaqués ou expulsés, femmes humiliées voire agressées dans les hôpitaux, les hémicycles, les restaurants, les salles de sports, jeunes discriminées à l’entrée des établissements, amalgames répétés, assignations identitaires, silences institutionnels, écoles privées soupçonnées et surcontrôlées, polémiques orchestrées en période de deuil… Ce n’est pas juste une succession malheureuse.

C’est le symptôme d’une crise profonde.

Car derrière chaque islamophobe, se tient trop souvent un antisémite. Et derrière chaque antisémite, se cache toujours un raciste.

  • Lutter contre l’islamophobie

Monsieur le Président,

Les citoyens français de confession musulmane n’attendent ni traitement de faveur, ni discours compassionnels. Ils appellent à la protection, à la justice, à la considération. Ils attendent que l’on nomme les choses. Ils espèrent que l’on rappelle, haut et fort, que nul ne devrait avoir à craindre pour sa vie, pour sa dignité, pour sa foi.

Parce que la véritable paix ne peut advenir sans justice, et que la justice exige une reconnaissance sans filtre des douleurs vécues, pour toutes ces raisons, et tant d’autres, nous vous demandons donc solennellement :

  • La reconnaissance claire et publique de l’islamophobie ;
  • La mise en place d’un plan national de sécurisation des lieux de culte, y compris les mosquées, objets de menaces ;
  • Une parole politique responsable afin que les mots ne préparent plus jamais le terrain aux crimes ;
  • Une mobilisation des institutions concernées : notamment les ministères de l’Intérieur, de l’Éducation et de la Justice, ainsi que l’Arcom ;

En tant qu’acteurs de terrain, nous continuerons vigoureusement à assumer notre part : rappeler les idéaux, éduquer à la paix et lutter contre tous les préjugés.

Nous le faisons dans l’ouverture, dans le dialogue avec celles et ceux qui croient, pensent ou vivent autrement, car c’est aussi là que se construit la fraternité.

Mais nous ne pouvons le faire seuls, et encore moins sous injonction, sous défiance ou sous tutelle.

Il est urgent de restaurer une parole d’apaisement. Une parole ancrée dans une éducation à la paix, à la dignité et à la justice, sans exclusion ni exclusivité.

Une parole qui refuse les amalgames, les simplismes, les surenchères.

Indubitablement, si la paix doit être sauvée, il faut aussi sauver les nuances.

En effet, au-delà de l’islamophobie, ce sont toutes les formes de racisme et de relégation qui brisent notre pays.

L’antisémitisme, la négrophobie, l’asiaphobie, l’antitsiganisme — et d’autres haines plus ou moins discrètes mais tout aussi tenaces — ne sont pas des dérives isolées : elles persistent, se renouvellent, et s’inscrivent parfois dans les regards, les habitudes, les silences.

Et avec eux, d’autres formes de discrimination, tout aussi destructrices — qu’elles touchent au genre, au handicap, à l’orientation — rappellent combien l’injustice prend mille visages, mais n’a qu’une seule logique : diviser, exclure, déshumaniser.

Ces violences, qu’elles soient physiques ou symboliques, finissent par atteindre des corps.

Par ôter des vies.

Elles ne disent pas seulement quelque chose des extrêmes : elles interrogent aussi nos normes.

Et l’idéologie qui les relie toutes – celle de l’extrême droite – s’est enracinée et n’en finit plus de grandir.

  • Une destinée commune

Aboubakar avait 22 ans. Lorène en avait 14. Deux jeunesses que tout semblait éloigner — l’âge, le milieu, les croyances — et pourtant réunies par une même tragédie : celle d’une idéologie qui désigne, qui exclut, qui détruit.

Deux vies innocentes, fauchées par la même haine de l’autre, façonnée, martelée, légitimée.

À l’image de nombreux autres jeunes arrachés à la vie, ils rappellent que l’indifférence et l’inaction face à la violence tuent — quelles qu’en soient les formes ou les motivations.

Comme ceux qui les ont précédés — Ilan Halimi, Myriam Monsonego, Liu Shaoyao, Nahel Merzouk, Angela Rostas, Élyas et bien d’autres encore — leurs visages hantent notre conscience commune.

Derrière chaque nom, c’est la Nation qu’on assassine à chaque fois un peu plus, toujours trop.

Et parce que chaque vie compte, aucune ne peut être tenue pour négligeable.

Monsieur le Président,

Les thèses d’extrême droite tuent. Elles ont tué. Elles tueront encore.
Elles tuent les corps. Elles tuent la confiance. Et elles tuent la cohésion sociale.

Nous vous écrivons aujourd’hui avec respect, mais aussi avec une détermination entière.

La République ne peut pas continuer à exiger des citoyens de confession musulmane une loyauté permanente, tout en leur refusant l’égalité réelle. Elle ne peut pas défendre la liberté de culte sur le papier et laisser la peur s’installer dans les cœurs.

Puisqu’au-delà de notre dignité de croyants, c’est notre dignité de citoyens et d’êtres humains qui est en jeu. C’est la dignité de la France elle-même, de son attachement à ses principes, de sa fidélité à sa devise émancipatrice : liberté, égalité, fraternité — non comme devise figée, mais comme engagement vivant.

Les fondements du contrat social sont notre bien commun. Ils ne peuvent pleinement se réaliser qu’à la condition que tout le monde soit protégé, reconnu et respecté. Ils doivent se fonder non pas sur une laïcité instrumentalisée ou dévoyée, mais sur une laïcité fidèle à son essence : non un glaive, mais un bouclier

Nous en appelons à un pacte moral et civique, au-delà des clivages partisans, pour qu’aucun enfant, aucun croyant, aucun citoyen ne tombe jamais plus sous les coups de la haine.

Assurément, il reste, en chacun de nous, une part de ce que notre humanité a de meilleur : la capacité de s’opposer aux injustices, ensemble.

Notre parole puise sa force dans la foi, et se traduit dans l’engagement citoyen.

Parce qu’elle nous appelle à la justice, et que les valeurs universelles d’égalité et de dignité portent cette promesse, nous continuerons à élever la voix avec fermeté et loyauté — aux côtés de celles et ceux qui œuvrent, chaque jour, pour la dignité, la vérité et la paix.

Nous croyons encore, et nous œuvrerons toujours, pour une société plus juste, fidèle à ses promesses, à la hauteur des consciences.

Car là où les cœurs s’élèvent et les esprits s’éveillent, les chemins se révèlent.

Conseil Départemental du Culte Musulman du Doubs


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